Gros succès des deux côtés de l’Atlantique, le 4e volet de la franchise musclée n’a pas laissé que de bons souvenirs à l’équipe des prises de vues parisiennes.
Par Philippe Guedj
Publié le 29/03/2023 à 14h54
« Ce fut un tournage compliqué… » Même le toujours très diplomate Michel Gomez, délégué général de la Mission cinéma de la Mairie de Paris, fait la grimace à l’évocation des prises de vues de John Wick : chapitre 4 dans la capitale. Réparties sur cinq semaines, du 1er octobre au 5 novembre 2021, elles furent vécues comme un long chemin de croix par l’équipe technique française, la préfecture et les différentes directions municipales impliquées (voirie, parcs et jardins, Ports de Paris…).
Tout est bien qui finit bien : avec une postproduction achevée tout juste un mois avant sa sortie en salle (le 22 mars en France et le surlendemain aux États-Unis), John Wick : chapitre 4 est pour l’instant un fracassant succès des deux côtés de l’Atlantique. Distribué sur 557 copies en France par Metropolitan (contre 198 pour le premier opus en 2014), le thriller d’action avec Keanu Reeves a déjà franchi les 357 540 entrées à l’issue de son premier week-end et semble bien parti pour voguer sur la crête du million (une première pour la saga).
« Enfer », « calvaire »…
Il n’empêche : à Paris, le souvenir de sa production fait encore grincer des dents à certains professionnels. « La différence entre le tournage de John Wick 4 et celui de The Killer, le nouveau film de David Fincher que l’on a tourné aussi à Paris juste après, c’est à peu près la même qu’entre l’enfer et le paradis », résume Raphaël Benoliel, producteur exécutif français du film via sa société Firstep. Quant à Pascal Ricuort, régisseur général parisien sur le blockbuster de Chad Stahelski, il décrit l’expérience comme un « calvaire » qui l’a définitivement convaincu de quitter la profession.
Que s’est-il donc passé ? Selon nos sources, un retard chronique attribué à un plan de travail chaotique, des repérages et décors improvisés et un réalisateur prenant excessivement son temps. « Le tournage parisien a débuté avec deux semaines de retard, à la suite d’un retard déjà accumulé par l’équipe en Allemagne, se souvient Michel Gomez. Or tous les décors n’avaient pas été repérés. Sur une petite production sans cascade, on peut s’ajuster sans trop de problèmes. Mais, sur un blockbuster avec 400 à 500 techniciens, 40 à 50 camions et des séquences pratiquement toutes complexes, cette visibilité de court terme devient vite incontrôlable et il faut tout tricoter au dernier moment. Les discussions étaient parfois un peu… tendues avec la préfecture de police. »
Un réalisateur allergique aux repérages
« J’ai senti que ça allait mal se passer dès notre réunion de répétition générale du plan de travail, cinq jours avant le début du tournage, se souvient Pascal Ricuort. Plusieurs décors n’avaient pas encore été choisis et, face à mon air soucieux, Chad Stahelski a eu ce commentaire étrange : “Nous sommes nés pour souffrir.” Et c’est ce qui s’est passé. Chaque jour, on était dans l’improvisation parce que Chad n’aimait pas venir en repérage. Il en a souvent annulé à la dernière minute et beaucoup d’autres repérages étaient faits aussi au dernier moment, comme celui de la rue où a lieu la cascade avec la moto lancée par John Wick sur un assaillant. Ce repérage-là n’a eu lieu que deux jours avant le tournage de la scène. On était dans un blockbuster tourné quasiment comme un court-métrage. Tout le monde était outré. »
Le régisseur poursuit : « Chaque week-end, le production designer (directeur artistique) Kevin Kavanaugh se baladait dans Paris, puis m’envoyait des photos en me disant “Tiens, on va tourner dans ce décor-là”, sans me donner de date ni de contenu de séquence, ce qui me compliquait la tâche pour négocier la réservation des sites. À cause de ce défaut de repérages, le réalisateur n’avait pas le temps de s’imprégner des lieux, d’observer les éventuelles difficultés, et cela engendrait aussi la possibilité qu’il change d’avis en permanence. »
Selon Pascal Ricuort, Chad Stahelski avançait ainsi souvent « à vue » ou à l’intuition et, régulièrement, il lui arrivait de commencer la journée à un autre endroit que celui où il était initialement prévu de placer les caméras. À chaque changement de lieu impromptu, c’est toute une logistique qu’il faut déplacer – projecteurs, caméras, vidéo-village (l’espace où sont installés les écrans de retour vidéo pour le chef opérateur et le réalisateur) – et autant de temps perdu.
Un tournage instinctif, incompatible avec un timing serré
Le premier tour de manivelle de John Wick : chapitre 4 à Paris commence le vendredi 1er octobre 2021, à 9 heures, au jardin du Luxembourg. Un pernicieux crachin arrose l’humeur maussade d’une équipe stressée par son retard galopant. La scène tournée ce matin-là est celle où Caine, le personnage de tueur à gages joué par Donnie Yen, observe à distance sa fille jouer du violon près du bassin sans aller lui parler pour ne pas risquer sa vie.
« Une petite séquence sans dialogue ni déplacement – Yen est assis, la violoniste fixe – qui aurait dû prendre une demi-journée. Mais, à 17 h 30, Chad n’avait toujours pas terminé et, à 18 h 30, notre autorisation de tournage délivrée par la questure du Sénat (dont dépend le jardin) expirait, se rappelle Pascal Ricuort. Stahelski nous a passé un savon parce qu’il n’avait pas assez de temps pour finir ses plans. Mais il était venu en repérage dans le jardin à peine trois jours avant le jour J, il n’avait rien de préparé en tête. Je ne critique pas forcément ce mode de fonctionnement, on a le droit d’être créatif à l’instinct, mais, dans ce cas, la production doit prévoir assez tôt de doubler le temps nécessaire de prises de vues. Ça n’a jamais été le cas avec Louise Rosner, qui demandait des extensions de tournage le jour même et n’osait pas cadrer Stahelski. »
Les jours – ou plutôt les nuits – de tournage dans le quartier de Montmartre s’avèrent particulièrement problématiques. Garer les dizaines de camions dans les rues étroites entourant le Sacré-Cœur relève du défi permanent, tandis que les projecteurs perchés sur des grues de plusieurs mètres disposées sur les escaliers raides de la rue Foyatier (où se tourne l’une des scènes de bagarre-fusillade les plus emblématiques du film) gênent tard dans la nuit les riverains, qui le font savoir à la mairie du 18e arrondissement. Invité par la production à se rendre sur le tournage afin de pacifier les relations tendues avec le quartier, le maire socialiste Éric Lejoindre rencontre Keanu Reeves, qui, décidément, fait l’unanimité : « C’était un moment un peu fou, leur dispositif était énorme. On a discuté une quinzaine de minutes avec Reeves. Il était très chaleureux, très simple, je n’avais pas du tout l’impression de parler à une star américaine, nous confie l’édile. Il m’a demandé si j’avais vu la saga John Wick. J’ai bien dû répondre la vérité : non. Mais je lui ai promis de le faire et je lui ai parlé de la prochaine candidature de Montmartre à l’inscription au patrimoine mondial de l’Unesco. Le moment venu, j’espère qu’il l’appuiera. »
Sainte colère au Sacré-Cœur
Recteur de la basilique du Sacré-Cœur, le père Stéphane Esclef sera, en revanche, totalement insensible aux demandes d’extension de tournage par Louise Rosner. Excédé par la présence prolongée des caméras de John Wick 4 sur le parvis du Sacré-Cœur (une première semaine à la mi-octobre, puis une seconde à la fin du mois pour cause de retard), il refuse tout net une troisième sollicitation et, animé d’une sainte colère, répond à la productrice un vibrant « Enough is enough ».
La basilique a tout de même touché un total de 200 000 euros de la production : un dédommagement plus qu’honnête. Problème : Chad Stahelski n’a toujours pas eu le temps de boucler tous les plans de la scène en question, moment clé du film. Toute l’équipe n’aura d’autre solution que de tourner les plans manquants sur un parking en plein air à Villeparisis (Seine-et-Marne), où sont disposés d’immenses fonds verts sur lesquels sera incrustée la façade du Sacré-Cœur. De fait, plusieurs scènes de John Wick : chapitre 4 ne sont pas tournées sur les lieux réels de l’action.
La scène d’introduction, supposée se dérouler dans un repaire souterrain à New York où s’entraîne Wick, a été filmée à Paris, au sous-sol de la dalle de La Défense – un endroit prisé par les amateurs d’urbex et surnommé « la cathédrale de La Défense ». Aucun long-métrage n’avait reçu l’autorisation de tourner sur place auparavant. À la suite du refus de la préfecture de laisser l’équipe travailler sur la place de l’Étoile, la grande séquence de course-poursuite-fusillade autour de l’Arc de Triomphe a été mise en boîte sur un aéroport désaffecté près de Berlin.
Enfin, vers la fin du film, une scène de dialogue entre Caine et John Wick, supposée se dérouler à l’intérieur du Sacré-Cœur, a été filmée le 22 octobre 2021 à l’église Saint-Eustache (le père Esclef à Montmartre a refusé que des personnages de meurtriers soient filmés dans la basilique). Par chance, Louis Robiche, régisseur général de Saint-Eustache, est un immense fan des John Wick et, après avoir lu le scénario, il convainc le père Yves Trocheris, curé de l’église en vacances cette semaine-là, d’autoriser une journée de tournage à l’équipe : « Ils sont arrivés pile à l’heure dite et sont restés très corrects. Le réalisateur m’a fait m’asseoir à côté de lui pour me montrer les rushs, se souvient Louis Robiche. J’ai dit à Keanu Reeves que je l’avais adoré dans Point Break et Matrix et on a fait un selfie dans le chœur, vers 5 heures du matin. Il était fatigué mais adorable. Un grand souvenir ! »
Soulagement à la fin du tournage
Entre-temps, les retards s’accumulent et, lors des prises de vues à la Fondation Louis-Vuitton, un cadre du studio Lionsgate débarque pour faire comprendre à la productrice qu’aucun autre jour supplémentaire ne sera toléré. La dernière nuit du tournage, à Villeparisis, sera vécue comme une délivrance par les Français travaillant sur le film. Elle a lieu du jeudi 4 au vendredi 5 novembre 2021, encore par temps de pluie. Tout le monde est épuisé. Presque tous les acteurs principaux sont là : Keanu Reeves, Donnie Yen, Bill Skarsgard, Ian McShane, Clancy Brown et Shamier Anderson. Des loges VIP de fortune sont aménagées pour chacun d’entre eux dans un hangar industriel, avec des tentes pliantes de 3 x 3 mètres où tout le confort possible est installé (chauffage, canapé, moquette au sol, machine à café, boissons, corbeilles de fruits…).
Le dernier clap approche… pas de droit à l’erreur : le matin du 5 novembre, un jet privé attend l’équipe américaine au Bourget pour s’envoler en Jordanie et finir ce satané film. Les prises de John Wick s’effondrant sous les tirs de Caine se multiplient durant de longues heures. « Durant la nuit, Louise Rosner a fait appeler par son assistant tous les chefs de poste français pour les remercier un par un, raconte Pascal Ricuort. Hélas, le petit présent d’adieu qu’elle a prévu pour chacun de nous est un peu ridicule : une bouteille de vin à 10 euros. Une de mes collègues a remis sa bouteille dans la valise de la productrice ! » Lorsque l’ultime « coupez ! » retentit, les applaudissements prennent un air de soulagement général. Dans la cohue générale du départ de l’équipe, Pascal Ricuort croise une ultime fois Chad Stahelski : « Tu dois être content de nous voir partir ? » lui lance le réalisateur sur le ton de l’humour, conscient du mois de galère qui vient de s’écouler. Réponse du régisseur, du tac au tac : « Oh oui, et surtout ne reviens pas à Paris avant d’être à la retraite. » Ambiance !
Le Point.fr
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